Un pays en crise, un départ précipité, le long chemin d’une famille haïtienne vers la sécurité

Qu’est-ce qui peut pousser une famille avec cinq jeunes enfants à faire le choix brutal du départ, à abandonner maison, emplois et amis pour affronter l’incertitude de l’exil ? Voici le 3e témoignage de notre série sur les personnes qui sont passées par l’Échoppe et sont sorties de la précarité.

Le paradis perdu

Il y a trois ans, Y et A avaient à peine 40 ans. Titulaire d’une licence de gestion, elle avait un emploi stable et possédait un petit magasin.

Lui était docteur en médecine, spécialisé en chirurgie et en épidémiologie, directeur d’un programme de soins. Il allait régulièrement aux États-Unis pour des conférences ou des formations.

Certes, en janvier 2010, ils avaient connu un terrible tremblement de terre qui avait ravagé leur île et tué leurs proches. Mais ils avaient surmonté cela et construit une belle maison où ils vivaient dans la tranquillité en agrandissant peu à peu leur famille : cinq enfants, 10 ans de bonheur.

L’idée d’un exil préparé et planifié commence à germer. Aux États-Unis, ou au Canada ? Un projet encore flou.

Le basculement

Le 7 juillet 2021, le président de la République d’Haïti est sauvagement assassiné dans sa maison pourtant très bien gardée. Les enlèvements pour rançon se multiplient.

Médecin connu, A devient une cible. Par peur de kidnapping, toutes les activités des enfants sont arrêtées. En septembre 2021, A est agressé par des motards et échappe de peu à un enlèvement.

A et Y comprennent qu’il faut partir. Ils entament alors une procédure pour émigrer aux États-Unis, mais c’est compliqué et long, très long.

Il se trouve que les parents de A vivent en France, à Grenoble. Ils ont été accueillis en France en 2017 pour un programme de soins médicaux. A est venu les voir plusieurs fois sans jamais avoir l’intention de rester. La France n’était alors pas envisagée pour l’exil.

Le départ précipité

Fin 2021, A s’apprête à aller voir son père qui n’a plus que quelques semaines à vivre, mais celui-ci meurt le 22 décembre. A demande alors un rendez-vous à l’ambassade de France pour pouvoir aller aux obsèques à Grenoble avec toute sa famille, c’est très important pour eux. Il leur faut attendre plus de six heures à l’ambassade en parlementant pour finalement obtenir la promesse d’un visa de 22 jours.

C’est une occasion inespérée, une fenêtre qui s’ouvre. Si jamais ils obtiennent ce visa à temps pour les 5 enfants et les 2 parents, ils prendront l’avion de Paris le 4 janvier (le seul vol de la semaine) pour être à l’enterrement le 8 janvier, et une fois en France, ils aviseront…

Le 3 janvier à 16 h 30, A récupère in extremis les passeports avec les visas, et le départ définitif est décidé.

Y est totalement paniquée, elle n’y a jamais cru et elle ne voulait surtout pas partir dans la précipitation et sans planification. Elle a une nuit pour faire le tri et les bagages, régler les affaires de la boutique qu’elle laisse à son frère sans faire l’inventaire, préparer les 5 enfants dont le petit dernier qui a juste deux ans.

Ils abandonnent leur maison. À l’aéroport, leur fille ainée âgée de 10 ans est testée positive au COVID, interdiction de monter dans l’avion !

Mais l’occasion est là : partir, c’est maintenant ou jamais ! Une cousine récupère la fillette. Ils s’envolent et Y est dévastée.

Après les obsèques, A décide d’abandonner sa carrière de chirurgien à Haïti et de rester en France pour les enfants, Y l’accepte « par sacrifice ». Une semaine plus tard, il repart à Port-au-Prince  : c’est un aller-retour à l’aéroport pour ramener sa fille, et incroyable ! Ils passent les contrôles au retour sans problème. Une demande d’asile politique en France est déposée le 19 janvier 2022.

L’installation

La première année est très difficile. Demandeurs d’asile avec une petite allocation, sans le droit de travailler, ils sont hébergés pendant 8 mois par leur beau-frère, 11 personnes dans 80 m2.

En plus de l’aide de la famille, ils ont une grande force. Ils sont chrétiens et fréquentent l’église baptiste de Grenoble Échirolles qui les soutient et leur trouve un logement indépendant en octobre 2022. Ils y resteront 18 mois.

C’est aussi par ce biais que Y arrive à l’Échoppe à l’automne 2022.

« L’Échoppe nous a beaucoup beaucoup aidés à ce moment-là. Nous n’avions aucune réserve, et malheureusement aucune économie. Notre compte en dollars est bloqué en Haïti. Avec la guerre civile, malgré toutes nos démarches, il n’a jamais pu être débloqué.

L’Échoppe a été pour moi une source d’apaisement, une garantie d’avoir de quoi nourrir mes cinq enfants quoi qu’il arrive. Je ne trouve pas les mots pour l’exprimer. On a confiance en Dieu. L’aide de l’Échoppe a été comme la manne de Dieu, elle nous a sauvés.

Elle nous a aussi sortis de l’isolement. J’ai vraiment aimé l’atelier cuisine : cuisiner et discuter avec d’autres gens au lieu de rester prostrée à regarder les murs de l’appartement. Cela nous a permis d’utiliser le peu d’argent qu’on avait pour le loyer, les transports, les factures. »

Le retour à l’emploi

En attendant de recevoir l’asile politique, A suit une formation à distance en santé publique.

Et grâce à une amie qui se trouvait à Grenoble après avoir travaillé avec lui à Médecins sans Frontières en Haïti, il est recruté comme urgentiste stagiaire à l’hôpital pour 6 mois, payé au SMIC, lui qui avait déjà travaillé 17 ans comme chirurgien et médecin urgentiste…

Victoire ! Ils obtiennent enfin l’asile politique au bout de 18 mois, le 19 juillet 2023. Ils ont maintenant le droit de travailler.

A prépare le concours national d’urgentiste qu’il réussit en décembre. Il devient « praticien associé » sur un contrat de 2 ans jusqu’à 2026, date à laquelle un jury devrait lui donner l’autorisation d’exercer comme médecin urgentiste de plein droit… Cela lui permet de doubler son salaire. Avec l’aide des allocations familiales et le travail complémentaire de Y, la famille arrive à vivre et ne vient plus à l’Échoppe, sauf pour dire bonjour !

Y a un CDI à temps partiel dans une agence d’aide à domicile. Cela l’oblige à parcourir Grenoble en bus pour aller chez différentes personnes.

Elle a récemment réduit ses heures car elle voudrait reprendre son ancien métier. Ayant réussi à valider son diplôme haïtien au niveau Bac + 3, elle cherche à faire une formation complémentaire pour travailler comme gestionnaire ou administrative. Ce n’est pas facile : cinq enfants, c’est une grosse charge, surtout avec un mari qui travaille beaucoup et est souvent de garde.

Et aujourd’hui ?

Les cinq enfants ont maintenant 14, 12, 8, 6 et 4 ans. Ils se sont bien intégrés à l’école car l’éducation est faite en français à Haïti. Ils sont contents d’être en France et ne regrettent rien : ils ne veulent pas « retourner à la guerre ».

Pour les parents, c’est autre chose. Même si leur intégration est en bonne voie, Y aimerait retourner dans son pays pour revoir sa famille et rêve que la situation y redevienne normale et paisible pour qu’elle puisse y retourner pour de bon quand les enfants seront grands.  

Mais la situation là-bas continue de se détériorer. Le pays a traversé plusieurs mois sans président ni gouvernement. L’activité a cependant repris avec un gouvernement provisoire depuis le 27 mai.

« Que va devenir ce pays alors que presque tous les cerveaux sont partis ? Ceux qui restent ne pouvaient pas partir ou ils ont fait un choix à la vie ou à la mort, après avoir mis leur famille en sécurité à l’étranger. »

« Ce qu’on aime ici, c’est la tranquillité de notre quartier, il n’y a pas de bruit, les enfants vont à pied à l’école. Il y a la famille et des amis haïtiens, on fait des fêtes avec de la musique. Avec les enfants, on va au parc, et parfois, on va en bus passer la journée au bois français.

Je n’aime pas l’hiver, le froid… Mon pays et ma famille me manquent, le soleil aussi, et on est si loin de la mer ici !

Mais on a retrouvé la paix, pour les enfants et pour nous.

Propos recueillis par Élisabeth Olléon

Crédits photos (Haïti):  Claudia Altamimi sur Unsplash

Extraits de poèmes tirés de « La poésie haïtienne des origines à nos jours »,   Philippe Monneveux, disponible en cliquant ici.

Retour en haut